Décembre 1940. La neige couvre Paris. En cette fin de soirée, à l’heure où le soleil pâle décline et se meurt à l’horizon rougi, quelques hommes sont assemblés dans une pièce située au dernier étage d’un immeuble du Quartier Latin. Vieille maison du XVIIIe siècle, au large et monumental escalier de bois. Dehors, dans les rues, sur les places, dans les cafés, partout, l’armée allemande, victorieuse. Partout aussi, les agents du Gouvernement de Vichy. La terreur règne sur les sociétés secrètes et sur les Illuminés. Perquisitions, saisies, arrestations, pleuvent sur les «hors-la-loi». Mais ici, c’est un autre monde...
Sur une table, recouverte d’une triple nappe, blanche, noire et rouge, emblème des trois Mondes, l’Epée à garde cruciale jette son éclat en travers de l’Evangile de Jean. Derrière, dans la clarté dansante de trois hauts cierges allumés et disposés en triangle, vaguement voilée par la fumée odoriférante, se dessine la silhouette imprécise de l’Initiateur, l’encensoir en mains. Il trace dans l’espace, d’un geste large et sûr, le Signe mystérieux.
Dans le silence des assistants, muets et recueillis, la voix grave continue la prolifération rituelle et les paroles du Sacramentaire sonnent claires et nettes, adjuratrices comme des litanies. Elles établissent, par delà l’Espace et le Temps, le pont qui doit unir les vivants et les morts. Et il semble que, soudain, la salle soit peuplée d’Invisibles Présences.
Précisée avec minutie, la cérémonie initiatique se déroule, pleine de grandeur. Le temps lui-même semble aboli.
Voici qu’un des assistants a enfin posé le masque emblématique, image du silence et du secret, sur le visage du récipiendaire. un autre l’a revêtu du grand manteau, symbole de prudence. Et un troisième l’a ceint de la cordelière, rappel de la «chaîne de fraternité».
Le lent office théurgique continue. Et, après la consécration du nouveau frère, la remise du nomen ésotérique, résonnent les ultimes paroles et la cérémonie touche à sa fin : «Puissiez-vous, mon frère, justifier la parole du Zohar : ceux qui auront possédé la Divine Connaissance luiront de toute la lueur des Cieux... Mais, ceux qui l’auront enseignée aux hommes, selon les Voies de la Justice, brilleront comme des Etoiles dans toute l’éternité !».
Une extraordinaire angoisse étreint le coeur de tous les assistants. Dans l’oratoire, où la fumée de l’encens dessèche les gorges, où il semble que toute la Vie se soit réfugiée dans ces petites flammes qui, hautes et droites, dansent, dansent, dansent, ce ne sont pas les vivants qui paraissent les plus réels. Et, sous les grands manteaux, les masques, les sautoirs de soie blanche, derrière le flamboiement des glaives, on ne croit voir que des défunts... Bien au contraire, les plus vivants, ce sont les Morts de l’Ordre, les «Maitres Passés», tout proche !
A l’appel de la parole, tous sont venus. Malgré les siècles, ils sont là, fidèles au rendez-vous magique : Henry Kunrath, l’auteur de l’Amphithéâtre de l’Eternelle Sapience, Séthon, le prestigieux «cosmopolite» mort sur les chevalets de torture de l’Electeur de Bavière, Cornelius Aggripa, médecin et alchimiste de Charles-Quint, mort de misère et de faim, Christian Rosenkreutz, le pèlerin de la Sagesse, Jacob Boehme, le savetier illuminé, Robert Fludd, à l’intelligence merveilleuse, mort dans un in-pace inquisitorial, Francis Bacon, qu’on soupçonne d’avoir été le grand Shakespeare, Martinez de Pasqually, le «maître» qui osait évoquer les Anges, Louis-Claude de Saint Martin, le porte-parole du «Philosophe Inconnu», Willermoz, dépositaire fidèle de son maître Martinez. Et tous les autres dont les noms échappent, et qui, officiers, grands seigneurs ou roturiers, sous le grand manteau à pèlerine, sous le catogan poudré, portèrent aux quatre coins de la vieille Europe, en ce XVIIIe siècle libérateur qui vit enfin se réaliser le grand dessein des Rose+Croix, le mystérieux écho de la Parole Perdue.
Et, dominant toutes ces ombres, voici qu’un autre se lève, faisant passer dans l’oratoire comme un grand souffle venu des régions où plane l’Esprit, l’Ame même de toutes les Fraternités ! Voici que, mystérieuse mais inspiratrice, inhumaine mais divine, incognestible mais illuminatrice, voici que passe l’ombre d’Elie Artiste.
Dehors, dans la nuit enfin tombée, Paris s’enrobe d’un silencieux manteau blanc. Il neige toujours. Et le froid devient plus piquant encore. Dans les rues, sur les places, partout, l’armée allemande, victorieuse. Par centaines, en représailles d’attentats anonymes, les otages tombent, fusillés. Dans quelques mois à peine, les premiers convois partiront des camps de concentration pour les travaux forcés sur le front de l’Est, l’Ost d’où on ne revient pas... Et, comme aux heures rouges du Moyen Age, la terreur règne sur les Illuminés. On s’est tout d’abord attaqué aux obédiences maçonniques libres-penseuses ou athées, uniquement occupées de politique pure. Puis aux obédiences spiritualistes. Enfin, on en est venu aux organisations para-maçonniques. Ceci a accoutumé l’opinion... Et, maintenant, on reprend la lutte séculaire, entravée par soixante-dix ans de libéralisme idéologique. Car, derrière la franc-maçonnerie et ses filiales, il y a autre chose à atteindre ! Ce qu’on veut abattre définitivement, c’est l’Hérésie, l’éternelle ennemie ! et, derrière l’Hérésie, son animateur séculaire : l’Occultisme. Enfin, voilà donc le grand mot laché... Cela, on ne le criera pas sur les toits, du moins, pas tout de suite ! mais, avant tout, ce seront ses archives, ses manuscrits, ses études doctrinales ou historiques, qui auront la vedette au cours des recherches. Mais, vainement !
Dans un livre, paru au printemps de la lourde année 1939, traitant du symbolisme des cathédrales gothiques, nous écrivions ces lignes, inconsciemment prophétiques :
«Si l’ouragan, matérialiste et négateur, réussissait à incendier le monde, si de nouveaux barbares, ravageant bibliothèques et musées, réalisaient la terrible prophétie d’Henri Heine, si le marteau de Thor écrasait définitivement nos vieilles cathédrales et leur merveilleux message, nous voudrions encore croire à la sauvegarde de l’essentiel savoir !»
«La tempête passée, dans un monde redevenu barbare, il se trouverait encore quelques hommes, suffisamment intuitifs, épris de mystère et d’infini, pour aller, pieusement et patiemment, raviver la lampe antique près du fameux linceul de pourpre où dorment les dieux morts.»
«Et, de nouveau, à travers la grande Nuit de l’Esprit, la flamme verte du savoir occulte guiderait les Hommes vers son merveilleux Royaume, l’éclatante et radieuse Cité Solaire des philosophes et des sages.»
Que la Paix, que la joie et que la Charité, soient en nos coeurs et sur nos lèvres, maintenant et toujours... Décembre 1940 : la dernière phrase du rituel des «Initiés de Saint-Martin» a répondu pour nous.
Robert Ambelain


